Les poissons sont très différents de nous et suscitent moins d’empathie que les mammifères. Ils vivent dans l’eau, n’ont pas d’expression faciale ou de cri audible par l’oreille humaine. Ils sont aussi les victimes d’une conception périmée de l’histoire de l’évolution, selon laquelle ils sont les plus « primitifs » des vertébrés (conception absurde puisque tous les êtres vivants sur Terre ont un arbre généalogique de 3,5 milliards d’années et sont donc tous aussi « évolués »). On les imagine peu ou pas sensibles, dépourvus d’intelligence ou de mémoire, ne réagissant que par instinct.
Pourtant, la recherche éthologique, notamment ces dernières années, nous a montré qu’il n’y avait plus lieu de faire une différence nette entre les poissons et les animaux à sang chaud1. En voici un aperçu.
Les poissons sont des êtres sensibles
Comme les autres vertébrés, les poissons possèdent des nerfs sensitifs et perçoivent la douleur. Une expérience désormais classique (et douloureuse) le montre2. On injecte dans la lèvre de truites une substance douloureuse (venin d’abeille ou vinaigre blanc) ou une substance sans principe actif (sérum physiologique). Par rapport au groupe « placebo », les truites ayant reçu la substance douloureuse sont plus agitées, se désintéressent de la nourriture, pressent parfois leur lèvre contre la vitre de l’aquarium. Si, par contre, de la morphine est administrée aux truites, on n’observe plus de différence entre les deux groupes. D’autre part, les truites sont normalement craintives face à un nouvel objet. Quand, pendant l’injection, une tour en lego est placée dans leur aquarium, les truites endolories ne cherchent guère à l’éviter, contrairement aux truites sous « placebo ». Cela montre que leur attention portée à leur environnement est perturbée par la douleur. Autrement dit, les truites ressentent consciemment la douleur.
Les truites éprouvent diverses émotions. S’il y a une truite dans l’aquarium adjacent au leur, elles s’approchent de la vitre, car ce sont des animaux sociaux. Si l’on fait circuler devant la vitre un courant électrique suffisamment fort pour être désagréable (sans être franchement douloureux), les truites bravent l’inconfort pour profiter de la compagnie de leur congénère. Les poissons rouges, qui sont moins sociaux, préfèrent dans cette même situation rester dans la partie confortable de leur aquarium3.
Mémoire des poissons
Mémoire à long terme
Contrairement à la légende, les poissons rouges, et les poissons en général, ont une mémoire à long terme. Une carpe blessée par un hameçon s’en souvient encore un an plus tard et l’évite4. Des expériences en aquarium montrent que les poissons arc-en-ciel se souviennent de leurs apprentissages au moins pendant 11 mois5 (l’expérience n’a pas duré plus longtemps). La mémoire des poissons a parfois de quoi étonner. Les saumons, par exemple, retournent pondre dans leur rivière d’origine, fut-elle distante de plusieurs centaines de kilomètres, et ce plusieurs années après l’avoir quittée. Ils se repèrent principalement à l’odeur, car chaque rivière a un goût et un parfum uniques6.
Mémoire spatiale
Un exemple frappant de mémoire visuelle est celui des gobies. Ces poissons vivent en zone côtière, dans de petits bassins qui se forment à marée basse. Lorsqu’un oiseau essaye de les manger, les gobies sautent d’une mare à une autre, sans s’écraser contre la roche.
Comment font-ils, sachant qu’ils ne peuvent voir les autres mares ? En fait, ils mémorisent la topographie des lieux pendant la marée haute, repèrent où se trouvent les creux et en déduisent la position des flaques à marée basse. Une expérience dans un bassin artificiel a montré qu’il leur suffit d’une seule session à marée haute pour mémoriser la topographie du bassin7. D’autres expériences consistant à déplacer des poissons sauvages montrent qu’ils retrouvent leur chemin sur une distance dépassant les 20 km8, et ce, même après plusieurs mois de captivité9.
Mémoire des événements
S’ils sont nourris à une heure particulière dans un coin particulier de leur aquarium, certains poissons, comme l’omble chevalier10 ou le méné jaune11, s’y rendent à l’heure du repas. Ces constatations sont corroborées par des observations en milieu naturel. Les pomacentridés, des poissons qui se nourrissent de plancton, se concentrent sur les zones riches en plancton et ne revisitent pas tout de suite les zones exploitées ; ils attendent que le plancton se régénère12.
Autre exemple, les proies évitent certains endroits à certains moments de la journée, ceux où des prédateurs s’y trouvent. Donc ils lient certains souvenirs (rencontre avec tel prédateur) à un lieu particulier et à un moment particulier, et agissent en fonction de ces informations.
Reconnaissance individuelle et liens sociaux
Quasiment tous les poissons étudiés reconnaissent leurs congénères individuellement. Nombre d’entre eux sont des animaux sociaux qui vivent dans des groupes stables où chacun se connaît, ou s’organisent par couples, tels les parents cichlides, qui s’occupent souvent à deux de leurs petits. Pour se reconnaître, ils utilisent l’odorat, la vue et l’ouïe (ils reconnaissent la voix de leurs congénères). Les guppies peuvent reconnaître une quarantaine d’individus13.
Dans les publications scientifiques, on évalue la familiarité entre poissons par leur propension à nager de concert. Les affinités se forment sur la base du comportement antérieur du congénère, du nombre et de la durée des interactions14. Les poissons préfèrent ainsi les individus les moins agressifs et les plus coopératifs15. En quantifiant les affinités et les interactions, les éthologues sont capables de cartographier les réseaux sociaux au sein d’un banc de poissons16.
Apprentissage social
L’apprentissage social est l’apprentissage auprès des pairs. Les ménés par exemple, s’immobilisent si un congénère leur signale un danger. Si de jeunes gorettes jaunes sont introduites dans un groupe, puis que les poissons du groupe initial sont retirés17, on se rend compte que les jeunes ont acquis les habitudes des anciens.
Cet apprentissage peut donner lieu à des traditions. Par exemple, les lieux de pontes, de repos ou les circuits de recherche de nourriture sont souvent transmis d’une génération à l’autre. Si, dans un récif corallien, une population de girelles est remplacée par une autre, la nouvelle population adopte d’autres lieux de ponte, de repos ou de recherche de nourriture et les transmet à la génération suivante18.
Statut social et inférence transitive
Les poissons vivent souvent dans des groupes hiérarchisés. Mais, comme tout combat entraîne un risque de blessure, ils évitent de se battre dans la mesure du possible. Pour cela, il est essentiel de se représenter la structure sociale du groupe et la force relative des uns et des autres. Il faut donc être capable de pratiquer l’inférence transitive, c’est-à-dire un raisonnement du type : si A < B et B < C, alors A < C. Pour vérifier si des poissons pouvent faire ce raisonnement, des éthologues de l’université de Stanford ont réalisé des expériences en aquarium avec des cichlides, car ces poissons défendent farouchement leur territoire durant la saison des pontes et attaquent donc les poissons non familiers qui s’approchent de leur nid.
Dans une première phase, un cichlide observe, depuis un aquarium central, des altercations où le poisson A l’emporte sur B, où B l’emporte sur C, C sur D et D sur E. Dans une deuxième phase, les chercheurs placent l’observateur dans un aquarium avec deux des combattants (ne s’étant pas affrontés auparavant, comme B et D). Quand il est contraint à la confrontation, l’observateur choisit d’affronter le plus faible des deux20.
La chasse coopérative
Le mérou est un prédateur poursuivant ses proies, alors que la murène (une anguille) chasse plutôt en embuscade (d’où l’expression « y avoir anguille sous roche »). Quand une proie du mérou se réfugie dans le corail, elle peut mettre du temps à ressortir et le faire à un autre endroit que celui par où elle est entrée. Aussi, les mérous vont chercher de l’aide20. Les anguilles, de jour, restent dans des anfractuosités. Le mérou hoche la tête plusieurs fois par seconde pour se signaler. Parfois l’anguille reste indifférente, mais souvent elle suit le mérou, qui la mène à l’endroit où se cache la proie. L’anguille se met à chercher. Parfois le mérou indique à l’anguille par où entrer dans le corail (il pose son nez à l’endroit en question et se met à la verticale).
La moitié du temps, l’anguille fait sortir la proie qui tombe dans la gueule du mérou. Dans l’autre moitié des cas, l’anguille capture la proie dans le corail et la mange. La proie n’étant pas divisible, c’est une façon de répartir équitablement le butin.
La chasse coopérative entre individus d’espèces différentes est rare dans le monde animal. On ne sait pas comment cette coopération a commencé, mais le résultat est impressionnant, et sa pratique s’est répandue par transmission culturelle (par observation et imitation).
L'intelligence « machiavélienne »
On observe chez certains poissons des stratégies sociales complexes et pittoresques, comme l’illustre le cas du labre nettoyeur, un poisson des mers chaudes de la taille d’une souris21. L’histoire se passe dans les récifs coralliens de la mer rouge. Les labres nettoyeurs proposent aux autres poissons du récif de leur faire la toilette. Ils mangent leurs parasites, leurs peaux mortes ou les morceaux de nourriture coincés entre leurs dents. En un mot, nourriture contre bien-être. Les labres demeurent dans des lieux précis qu’on appelle « station de nettoyage ». Ils peuvent travailler seuls ou en équipe (souvent, un mâle et 5-7 femelles, les labres vivant fréquemment en harem) et initier jusqu’à 2 000 interactions par jour. Ils proposent également des massages, qu’ils prodiguent avec leurs nageoires pectorales et ventrales, en se plaçant sur le dos de leur client. Des chercheurs ont effectué des prises de sang sur des poissons régulièrement massés et ont relevé des taux de cortisol, l’hormone du stress, plus bas que chez des poissons non régulièrement massés.
Le machiavélisme de cette histoire vient du fait que les labres ont une forte appétence pour le mucus, le gel insoluble qui enduit la peau des poissons et les rend glissants, diminue les frottements avec l’eau, les rend difficiles à attraper par les prédateurs, protège leur peau des infections, des agressions chimiques et des coups de soleil. Or, les clients ont évidemment intérêt à ce que le nettoyeur ne le mange pas : le mucus est fort utile, et les morsures désagréables. Il y a trois sortes de clients, avec lesquels les labres adoptent des stratégies différentes :
- Les prédateurs. Ils sont susceptibles de manger le nettoyeur s’ils ne sont pas contents de ses services. C’est pourquoi les labres sont très coopératifs avec eux. Ils ne mangent pas leur mucus et leur prodiguent de nombreux massages.
- Les résidents. Ces poissons se déplacent peu et n’ont donc à leur disposition qu’une seule station de nettoyage. Leur seul moyen pour obtenir un bon service est de punir le nettoyeur si le service est mauvais. Aussi tancent-ils les mauvais nettoyeurs : ils les poursuivent en leur donnant des coups. À la visite suivante d’un résident les ayant réprimandés, les labres sont généralement aux petits soins : ils ne mangent pas de mucus et leur prodiguent moult massages.
- Les visiteurs. Ces poissons se déplacent beaucoup et peuvent donc mettre en concurrence plusieurs stations de nettoyage. S’ils ne sont pas contents du service, ils s’en vont simplement et fréquentent une autre station.
Les relations avec les visiteurs sont complexes. En premier lieu, on observe que les labres offrent un meilleur service aux visiteurs familiers qu’aux visiteurs inconnus. Ils choient leurs habitués. À l’inverse, décevoir un client de passage est moins grave, semble-t-il, pour les affaires. Souvent, lorsqu’un labre toilette un poisson, le client suivant est déjà présent et observe le labre travailler. Les observations de terrain et les expériences en aquarium montrent que les clients observateurs sont très attentifs à ce qu’ils voient. Si le service est bon, ils ont tendance à inviter le nettoyeur à interagir, si le service est mauvais ils ont tendance à renoncer au nettoyage.
On peut alors penser que les poissons-nettoyeurs sont sensibles au fait d’être observés ; que, sous le regard du client suivant, ils vont offrir un bon service pour que le client en question ne parte pas. C’est le cas : le service est meilleur lorsqu’ils sont observés… en général, car il y a des variations selon l’observateur. Si ce dernier est un résident, ils ne font pas d’effort particulier : puisqu’il s’agit d’un client captif, il ne risque pas de partir chez la concurrence. En revanche, quand l’observateur est un visiteur, les labres redoublent d’efforts, ne mordent pas, massent le client : ils font en sorte de convaincre les visiteurs de la qualité générale de leur service.
Les aléas de la vie conjugale
Quand un labre mange du mucus, le gain lui revient, mais le coût (perte d’un client) est supporté par toute l’équipe de nettoyeurs. Par conséquent, dans une station de type harem, le mâle est très attentif à ce que ses femelles soient coopératives, et réprimande les mangeuses de mucus. Cela a donné lieu à une anecdote amusante : une femelle mordait régulièrement les clients. Après l’avoir réprimandée plusieurs fois, son mâle décide de la chasser. Bannie, elle ouvre une station de nettoyage à quelques mètres de distance seulement, où elle traite très bien ses clients, car désormais, c’est à elle seule d’assumer les conséquences d’un mauvais service sur les affaires. Elle n’a, en revanche, pas perdu son goût immodéré pour le mucus : elle fait régulièrement des virées dans son ancienne station pour mordre les clients de son ex-mâle. Elle fait donc la différence entre ses propres clients, qu’elle bichonne, et les clients de son ex, qu’elle malmène.
Conclusion
Il y a encore très peu d’études sur les mécanismes psychologiques qui sous-tendent ces comportements ; par exemple on ne sait pas si les labres se représentent les pensées de leurs clients ou s’ils raisonnent uniquement sur la base de leur comportement observable. Les futures études nous en apprendront davantage sur la vie mentale des poissons. Pour ce qui est des capacités cognitives et de la sensibilité à la douleur, il n’y a pas lieu de faire de différence entre les poissons et les animaux terrestres. « Toutes les raisons qui justifient que l’on s’abstienne de tuer et de consommer des vertébrés terrestres s’appliquent également aux poissons », déclare, par exemple, l’éthologue Lena Lindström, qui souligne également le consensus scientifique actuel autour de la sentience des poissons. Les poissons devraient avoir droit à la même considération morale que les mammifères et les oiseaux, et devraient bénéficier de la même protection. (Article précédemment publié dans le Huffington post : partie 1 et partie 2)
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